Tout le monde connait le PTSD, le Post-Traumatic Depression Syndrome, qu’éprouvent les soldats américains de retour d’Afghanistan. On connaît moins le PCDS, le Post-Corsica Depression Syndrome, ou Syndrome du Retour de Corse.
Entendons-nous bien : le retour de vacances est difficile pour tout le monde. Il n’est jamais agréable de quitter un hamac et des tongs pour se retrouver dans un tailleur étriqué, personne n’a vraiment envie de troquer les odeurs du maquis pour celles du métro, à moins d’être un serial killer qui chasse en ville. Mais quand on est Corse… quand on est Corse, mes amis, le Syndrome du Retour prend les proportions d’une dépression nerveuse. C’est bien plus que le blues du businessman qui aurait voulu être un berger. Quitter la Corse, pour un Corse, est toujours un traumatisme dont les symptômes s’apparentent à ceux de la dépression, et dont les phases sont similaires à celles du deuil.
Alors bien sûr, il ne s’agit pas du deuil réel d’un être aimé (quoique, dire au revoir à des parents âgés ou malades dont on ne sait pas dans quel état on les reverra s’apparente dangereusement à ce sentiment), mais du deuil sans cesse renouvelé d’une partie de soi-même, de son identité, de son bien-être physique même. On fait le deuil de tout un monde, de certaines couleurs, de certains sons, de certaines odeurs, qui sont irrémédiablement liés à notre équilibre émotionnel depuis notre naissance. Retrouver ces sons, ces odeurs et ces couleurs après une période d’absence donne au Corse exilé un profond sentiment de joie physique comparable à un orgasme. Si, si: sentir le maquis en débarquant de l’avion, c’est une espèce de jouissance. Quitter à nouveau ces odeurs, ces couleurs et ces sons pour une longue période, parfois un an ou plus, provoque une détresse physique et émotionnelle assez difficile à expliquer. Alors, c’est grave docteur? Oui et non. Voici un essai de description clinique de cette étrange maladie.
Les premiers symptômes
Ils apparaissent avant même le retour : pendant ses derniers jours de vacances, le Corse exilé ressent déjà les premiers frissons du calvaire à venir. Ça commence un beau matin où l’on se réveille en réalisant qu’on est déjà tel jour, et que bientôt le décor qui nous entoure ne sera plus visible qu’en photos collées au mur d’un bureau. On commence à proférer des phrases comme « le temps passe trop vite », « je n’ai pas envie de rentrer », « je ne rentre plus ! » etc. Amis et parents bien intentionnés se chargent aussitôt de vous rappeler qu’il ne sert à rien de gâcher les derniers jours de vacances en pensant déjà au retour. « Mais profite tant que tu es ici », « mais n’y pense pas ». Non seulement ça n’aide pas du tout, mais en plus on se sent coupable et incompris.
Les heures précédant le jour-J, le D-day du grand départ, le malade désormais atteint du Syndrome du Retour entame sa Passion du Christ, un long chemin de croix qui consiste à dire au revoir à tous les éléments de sa vie corse. Frappé d’un spleen digne d’un poète du 19e, il souffre comme Jésus au Jardin des Oliviers. Tel un condamné à mort, il erre dans le décor, la boule au ventre, la gorge nouée, pour faire ses adieux. Dernière fois à la rivière, dernier bain sur la plage préférée, derniers oursins pêchés avec l’oncle, dernière visite à l’ami d’enfance, dernière marche autour du village, dernier coucher de soleil sur la mer, dernier clair de lune sur la montagne.
Le jour J
Le jour de la crucifixion arrive enfin: ce jour où le Corse se réveille sur sa terre natale pour se coucher ailleurs. Ce jour-là fait automatiquement partie du top 5 des pires jours de l’année, des vraies journées VDM, sans discussion possible. C’est une loi de la nature, et le malade du Syndrome du Retour sait que rien ne pourra y changer quoi que ce soit, malgré les bonnes intentions et les conseils de tout le monde.
Ce jour-là, la boule au ventre et le nœud à la gorge grossissent au fur et à mesure du remplissage de la valise. Le calvaire atteint son apogée à l’aéroport ou au port. Le malade réussit à maintenir un visage impassible jusqu’après le départ, pour ne pas inquiéter davantage sa mère qui pleure ou son père qui a soudain l’air d’avoir pris dix ans. Au moment où les côtes s’éloignent à l’horizon, où l’avion monte au-dessus des montagnes, la digue lâche et le malade pleure comme un enfant, quel que soit son âge. Celui qui prend le bateau contemple les montagnes et les côtes qui s’éloignent inexorablement et ressent comme un lent arrachement de peau, centimètre par centimètre. Celui qui prend l’avion regarde son île devenir de plus en plus petite, comme si cette terre sur laquelle il est né n’avait été qu’un rêve. Il pense que là-bas, entre ces deux montagnes maintenant minuscules, se trouve son village, et la tombe de son grand-père, à moins qu’il n’ait rêvé tout cela. Et il se souvient que ce grand-père lui disait « partir, c’est mourir un peu ». Merci Babbo’, malheureusement j’ai bien retenu la leçon.
Les phases successives de la maladie sont comparables à celles du dueil.
Le déni
Le premier soir, victime d’un effroyable jet-lag comme s’il revenait du bout du monde, le malade se couche à 9h, terrassé par une fatigue autant émotionnelle que physique. Dormir pour oublier où l’on est. Les jours suivants, on vit dans une espèce de brouillard, dans un état comateux. C’est un mauvais rêve, je vais me réveiller au village, j’ouvrirai la fenêtre sur la montagne nimbée de soleil, et non pas le mur d’en face. On me parle, mais je ne comprends pas ce qu’on me dit. Comment ça, une réunion sur le dossier Machin ? Mais demain je vais à la plage, moi, ça va pas ou quoi !
La colère
La phase 2 est celle de la colère, du « qu’est-ce que je fous là ?? » La colère est d’abord dirigée contre soi-même. Le malade s’accable de reproches, remet en question ses choix de vie. La vie aurait été plus simple si j’avais épousé un type de mon village et fait trois beaux enfants élevés au lait de chèvre, quel besoin avais-je de crapahuter ailleurs et d’aller me fourrer dans un job nul dans une ville de merde ? Tout est de ma faute. Et puis c’est de la faute des politiques corrompus, maudits soient ils : s’il y avait plus de boulot en Corse, je ne serais pas forcée de bosser à Paris. Et puis pourquoi les jobs en Europe sont-ils tous entre Amsterdam et Londres au lieu de Rome et Madrid ? Pourquoi la santé de l’économie d’un pays est-elle toujours disproportionnelle à l’ensoleillement ? Putain mais qu’est-ce que je fous là, dans cet embouteillage de merde sous ce ciel sale, alors qu’à cette heure je pourrais être tranquillement en train de manger des fritelle en regardant le soleil se coucher…
La négociation
Pris d’une soudaine et trompeuse bouffée d’espoir, le malade se met à échafauder des plans sur la comète. Si je gagne au Loto vendredi, je peux quitter mon job et revenir vivre au pays. Si je convaincs mon chéri d’abandonner son job bien payé pour s’installer en freelance, c’est jouable. En plus, on n’aura pas de loyer à payer. Ok, il faudra se taper ma mère tous les jours, mais je peux la gérer maintenant, je suis grande. Si, si, si… Lorsque ces châteaux en Espagne s’effondrent, le malade est prêt pour la phase 4.
La dépression
Manger des canistrelli avachi sur le canapé en regardant en boucle les photos de la plage, de la fête du village, de l’anniversaire du grand-père. Ressasser les maigres souvenirs qui doivent durer des mois. Vivre dans le passé.
Au cours de cette phase, il arrive un moment où le malade éprouve le besoin de s’ouvrir aux autres, pour se décharger un peu de son fardeau. Avec l’espoir vain d’obtenir un peu de compassion, on tente timidement une allusion pathétique à la souffrance qui nous accable, souvent sur le ton de la semi-plaisanterie. Malheureusement, c’est une très mauvaise idée qui nous expose à des réflexions complètement à côté de la plaque, dont voici un petit bréviaire:
- « sois contente d’être partie en vacances au moins ! » , asséné par un aigri qui voit la corsitude comme un bonus injuste qui donne des vacances à la mer gratuites;
- « mais si tu es si mal ici, pourquoi tu ne t’en vas pas ? », prononcé d’un ton énervé par un chauvin qui prend votre mal-être comme une offense personnelle envers sa ville ;
- « toutes les bonnes choses ont une fin, il faut savoir s’adapter », énoncé sur un ton docte par quelqu’un qui n’a pas la moindre idée de ce que vous traversez, parce que pour lui, le retour de vacances signifie seulement le retour au travail, il vous prend donc pour un simple glandeur qui est déjà fatigué à peine rentré. D’ailleurs vous êtes Corse, pour lui c’est parfaitement logique.
Quant au médecin, il tirera les mêmes conclusions. Si déprimez parce que votre poisson rouge est mort, on vous donne un petit remontant. Si vous déprimez parce que vous rentrez de Corse, on vous rit au nez et on vous prend pour une grosse feignasse.
Non, décidément la souffrance du malade en plein Syndrome du Retour de Corse est une souffrance solitaire dont l’expression n’engendre qu’incompréhension, moquerie ou mépris. Seuls ceux atteints du même mal sont capables d’apporter au malade un baume sur sa plaie à vif. Alors on se fait une petite soirée nostalgie entre Corses, et on parle du pays autour d’une liqueur de myrte ramenée dans les bagages. Avec les autres, on fait semblant.
Quand on a traversé toutes ces phases, on est censé entrer dans la phase 5:
L’acceptation
On met un pull et des chaussettes mi-Septembre, sans plus penser qu’au pays, les gens se baignent encore, surtout maintenant que la plage s’est vidée des touristes ; on allume la lumière à 7h du soir dans le salon pour pouvoir lire, sans plus penser qu’au pays, il y a encore une bonne heure avant le coucher du soleil rouge sur la mer, qui va peindre le ciel en nuances de rose. On achète des légumes et des fruits au supermarché, sans plus penser qu’au pays, les tomates viendraient du jardin de maman, pas d’une serre hollandaise, et elles seraient grosses comme ça avec un vrai goût de soleil. Le calendrier passe. La roue tourne. La vie continue loin des côtes corses. Et puis un jour, il est temps d’acheter les billets du prochain retour ; un frémissement saisit l’exilé, il achète ses billets avec la ferveur religieuse d’un catholique qui va voir le Pape et l’excitation d’un fan avant un concert de son idole, le « clic » sur internet lui redonne soudain un goût de vivre extraordinaire, il se surprend à compter les jours… et tout recommence à zéro.
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